Avril 2020
Cher lecteur,
Le contexte politique en Guinée et épidémique mondiale ont aujourd’hui suspendu les missions « Santé Mentale » du projet FMG-Mémisa sur le terrain guinéen depuis la dernière mission d’avril/mai 2019. N’hésitons cependant pas à faire le point sur notre démarche, notre méthodologie et ses références théoriques.
Dès le départ (février 2000 dans le cadre du « projet Sa.M.O.A. »), nous posions les énoncés suivants qui nous guident aujourd’hui encore.
Voici ce que nous en réécrivions il y a peu :
Référent théorique.
Pour orienter son travail clinique, Sa.M.O.A. en appelle aux sciences humaines (psychologie, sciences sociales, anthropologie, psychanalyse) plutôt qu’aux neurosciences, sans négliger pour autant leur apport éventuel.
Anticipant l’avis du Conseil Supérieur de la Santé[1], Sa.M.O.A. conçoit les maladies mentales, et, plus largement, les problèmes de santé mentale, de façon multidimensionnelle et dynamique, sans ignorer pour autant les diagnostics catégoriels qui répondent au modèle biomédical et que proposent les classifications internationales (DSM, CIM, mhGAP).
Le schéma de l’entretien que nous avons proposé (nommé 1, 2, 3, 4 et développé dans les NL 6 et 7) nous dit bien, comme énoncé ci-dessus, en quoi notre attention ne doit pas se limiter à une collecte de symptômes selon le modèle biomédical menant à un diagnostic catégoriel (point 2) mais à dépasser ce point pour l’ouvrir à une autre dimension (point 3) qui trouve ses références, non dans les sciences dites exactes mais, dans les sciences dites humaines. Nous proposions ensuite que ce changement de coordonnées dans l’écoute fasse ouverture et déplacement de la position que le soignant occupe vis-à-vis du patient. Qu’est-ce à dire ? Nous avons énoncé que la psychiatrie à laquelle nous souhaitions initier les médecins généralistes et les soignants guinéens œuvrant dans des centres de santé primaires, n’était pas fondée uniquement sur le modèle médical au sens strict du terme. Disons-le simplement : la pratique psychiatrique que nous voudrions proposer de définit comme « une procédure de rencontre avec les folies » et leurs conséquences pour le patient, sa famille et la communauté.
Le terme de « folie » est des plus générique. Loin d’une conception péjorative, la folie désigne ici l’énigme qui s’introduit dans une vie pour la rendre problématique ainsi qu’à son entourage.
Le produit de la lecture par la médecine des conséquences de ces folies à travers les réponses que le patient proposera à cette énigme et à son incompréhension s’appellera maladie mentale. Beaucoup d’autres lectures sont possibles.La pertinence de cette première lecture selon le modèle biomédicale est d’évaluer l’éventuelle nécessité d’une réponse médicamenteuse, afin de rendre possible, dans le cadre de la « procédure de rencontre » que nous appelons « psychiatrie », une rencontre. Comment parler, rencontrer, discuter avec un patient dont on dit qu’il a perdu la raison ? Les guérisseurs traditionnels ne s’y sont pas trompés. Discutant de collaboration entre leur pratique et la nôtre, l’un d’eux il y a peu, me faisait à Labé, la demande suivante : il souhaitait que je donne aux patients agités qu’il recevait des médicaments sédatifs afin qu’il puisse leurs prodiguer les soins traditionnels selon sa lecture – religieuse – de la folie. Avait-il tort ? Il nous rappelait, en tous les cas, que les médicaments n’ont de sens que de rendre la rencontre possible entre un patient que la folie égarait et un soignant qui souhaitait ne pas le laisser seul avec son énigme et les conséquences de son incompréhension, douloureuses pour lui-même et pour son entourage.
Mais, direz-vous, pourquoi parle-t-on d’incompréhension ? Le psychiatre comprend fort bien les mécanismes des maladies mentales ! Si leurs causes sont encore obscures, elles s’éclaireront sans doute, comme sera sans doute bientôt disponible un traitement et peut-être un vaccin pour traiter les conséquences d’une infection par le covid.19 ! Et bien, nous n’en sommes pas persuadés. Nous pensons même que c’est là une position idéologique et non scientifique. Parce que, quand bien même connaîtrions-nous l’inscription somatique, en général et neuronale en particulier, de l’expérience de la folie, rien ne dit, d’une part, que ces inscriptions sont causales, et d’autre part, rien n’explique l’énigme que constituent l’expérience singulière de la folie par le patient, son incompréhension et ses tentatives de réponse.
Ces tentatives l’obligent parfois à sortir des sentiers battus et à tenter d’inventer une réponse le plus souvent douloureuse, tragique aussi, exceptionnellement géniale. Ces questions relèvent d’un autre ordre que celui qui se fonde sur une lecture biomédicale catégorielle. Si la médecine essaye de dire « comment », elle ne dit pas « pourquoi ». Notre pari est de faire d’un « pourquoi » un « comment ».
Ne pas reculer devant ce « pourquoi » est accepter ce que comporte d’énigme l’épreuve de la folie, qu’elle soit petite ou grande. Enigme et incompréhension, pour le patient assurément, mais aussi pour le soignant. La recherche des clés de l’énigme se fera de concert, chacun modifiant sa compréhension, et donc sa position respective, au fur et à mesure de ses avancées (point 4 du schéma de l’entretien).
Il n’est pas dit que ces clés existent pour tous les patients, certains resteront à jamais étrangers à celle-ci. Mais chercher à deux est moins difficile à vivre qu’errer seul dans la nuit ou se retrouver enchaîné pour ne pas trop se perdre.
Cette recherche n’est possible que dans un cadre de confiance et de dialogue précis (ce que les spécialistes en sciences humaines nomment « le cadre transférentiel » dont les coordonnées doivent être définies, et qui n’est pas le cadre de la consultation médicale au sens restreint du terme). Il s’agit d’un cadre de rencontre entre deux personnes et non entre un patient équivalent à tout autre patient et des soignants/techniciens anonymes et interchangeables.
Et puis, désireux de s’y retrouver, restent toujours ces autoroutes de la pensée que sont les discours établis : obéir, se faire enseigner… ou simplement décider d’être sage. A chacun sa liberté, de devenir qui il est, à nul autre pareil.
Ce qui précède justifie les outils méthodologiques proposés dès 2000 également :
Méthodologie.
Sa.M.O.A. s’appuie sur une méthodologie participative permettant un transfert de savoir réciproque au départ d’une expérience clinique partagée.
– Consultations conjointes (belgo-guinéennes),
– Visites à domicile,
– Implication des familles,
– Séminaires et échanges théoriques au départ de situations rencontrées en commun,
– Participation des différents partenaires (service de psychiatrie, hôpitaux, centres de santé et dispensaires mais aussi tradipraticiens, représentants des autorités locales civiles et religieuses, etc).
Nous restons dans l’espoir partagé de pouvoir bientôt reprendre le chemin, et poursuivre dans ce sens.
Michel Dewez
[1] Cité dans la Newsletter 7