La folie entre médecine moderne et traditionnelle en Guinée

Abdoulaye SOW, MD, MPH, PHD-candidate

Université Gamal Abdel Nasser de Conakry

Guinée, Conakry

Michel DEWEZ

Psychiatre, psychanalyste

Ancien Médecin-Directeur du SSM « La Gerbe » Bruxelles

Coordinateur Sa.M.O.A.

Belgique, France.

Contexte

De tout temps, le mot « fou » – mot qui existe dans le lexique de toutes les langues du monde – a été utilisé pour désigner des malades mentaux ou des personnes ayant des attitudes socialement inappropriées. Sans doute ce mot « fou » recouvre de multiples définitions diversement connotées en fonction de la personne qui le prononce et du contexte dans lequel il est prononcé. Seul point commun de toutes ces acceptions : il désigne une personne qui se retrouve « en dehors ». Hors norme, hors compréhension, hors raison, hors discours, hors la loi parfois aussi.

Le plus souvent, chez les professionnels de la médecine moderne, que nous appellerons occidentale, ce mot désigne ce qu’elle nomme « un psychotique », patient qui présente délires, hallucinations et troubles du comportement.
Chez les guérisseurs traditionnels en Afrique, ces patients s’apparentent aux possédés ou aux ensorcelés.

Et pour les profanes, il s’agit de toute personne qui a un raisonnement différent de celui d’un homme « normal »

Dans cet article, nous souhaitons démontrer l’importance des troubles mentaux dans les sociétés africaines ; les difficultés qu’elles entrainent pour les patients, la famille et la société ; la façon dont ils sont interprétés. Parler également de lieux de soins, d’acteurs et d’interactions. Nous évoquerons également les enjeux liés à la pratique de soins de santé mentale par les spécialistes et les non spécialistes ainsi que la question de l’intégration de la prise en charge des malades mentaux dans la pratique des médecins généralistes.

Importance du problème

Les troubles mentaux sont un enjeu majeur de santé publique partout dans le monde.  Dans le rapport mondial de la santé de 2000, l’OMS classe les maladies neuropsychiatriques pour la charge de morbidité en années de vie corrigées de l’incapacité en deuxième position, derrière les maladies infectieuses et parasitaires [1].

Dans le monde, 400 à 450 millions de personnes sont concernées par un trouble mental d’origine neuropsychiatrique ou consécutif à un problème psychosocial.
Les troubles mentaux représentent près de 12 % de la charge de morbidité mondiale et, d’ici à 2020, ils seront responsables de près de 15 % de la perte d’années de vie corrigées de l’incapacité [2].

Si le poids des troubles mentaux pour le bien-être global est actuellement de plus en plus reconnu, les soins y afférant restent peu accessibles et peu financés en particulier dans les pays en développement. Il existe un écart très net entre la charge de morbidité due aux troubles mentaux et les ressources consacrées aux services qui les soignent. Selon l’OMS, au niveau mondial, la somme moyenne allouée aux troubles mentaux, provenant de fonds publics et privés, représente seulement 2,82 % du budget total attribué à la santé. Avec moins de 1 %, l’Afrique et l’Asie du Sud-est sont les plus en retard dans leur politique de santé mentale [5]. 

Malgré l’importance du problème, sa vulnérabilité aux interventions, les ressources humaines en santé mentale sont insuffisantes et même rares dans les pays en développement. En Europe et en Amérique du Nord, on compte au moins 5 psychiatres pour 100 000 personnes, tandis que l’Afrique et l’Asie recensent moins de 1 psychiatre pour plus de 200 000 habitants. En Guinée, la proportion est de 1 psychiatre pour 2,5 millions d’habitants et il n’y a qu’un seul service de 33 lits de psychiatrie pour tout le pays.

En plus de ces problèmes d’ordre technique et organisationnel, la stigmatisation des malades mentaux constitue un obstacle essentiel à la prise en charge adéquate des troubles mentaux. Elle repose sur des préjugés, notamment : (a) une perception de dangerosité, liée à des comportements jugés étranges ou imprévisibles ; (b) l’incapacité attribuée à la personne à suivre les règles sociales ; (c) un jugement sur la personne considérée comme responsable de ses troubles ; (d) et la notion de chronicité, sans perspectives de rétablissement [3, 4].

Si les personnes atteintes de troubles mentaux consultent les soignants dans les structures de santé en Afrique, des guérisseurs traditionnels, des religieux ou de simples charlatans constituent souvent le premier recours. Il ne s’agit pas de discréditer sans nuance la pertinence des réponses « traditionnelles » à ces recours. Mais elles se montrent souvent peu efficaces face aux pathologies psychiatriques les plus invalidantes. Pour y faire face, les systèmes de santé de ces pays doivent développer des réponses innovantes.

Quels types de réponses sont proposés en Guinée ?

Devant la rareté de spécialistes, l’idée fut d’impliquer les médecins généralistes dans la prise en charge des malades mentaux, dont les plus graves laissés sans réponses par la médecine traditionnelle.
Cette idée est née d’une initiative prise par deux structures, l’une du Nord (en Belgique) et l’autre du Sud (en Guinée). Au Nord : un Service de Santé Mentale bruxellois regroupant des professionnels de la santé mentale (psychiatres, psychologues et assistants sociaux). Au Sud : une Organisation Non Gouvernementale : « Fraternité Médicale Guinée » (FMG) spécialisée dans les soins de santé primaire et disposant des structures de soins de première ligne. Les deux institutions voulaient vérifier l’hypothèse selon laquelle, « il est possible que les médecins généralistes offrent des soins et services aux personnes atteintes de troubles mentaux de façon efficace et efficiente au niveau des centres de santé de première ligne ». D’où l’idée d’intégration des soins en santé mentale dans trois centres guinéens au titre d’un projet, intitulé Santé Mentale en milieu Ouvert Africain (Sa.M.O.A.) dans les années 2000. Six ans après son démarrage, l’action s’est étendue à un quatrième centre. Ainsi, dans les 4 centres de santé où officient des médecins généralistes et des paramédicaux, sont proposés un accueil et une prise en charge médicale et psychosociale pour des personnes atteintes de troubles mentaux dont les plus graves et les plus invalidants, et ce de l’étape diagnostique jusqu’à celle du suivi à long terme, dans la continuité dans le temps et dans l’espace. Très vite, les médecins généralistes se sont rendu compte que dans leur contexte de travail où les considérations socioculturelles sont encore ancrées, d’autres pathologies comme les épilepsies, les démences et certains déficits psychomoteurs étaient considérés par les familles des patients comme appartenant à la sphère de la « folie ».

Le dispositif mis en place dès 2000 par cette initiative comprenait des consultations conjointes des malades mentaux par les médecins généralistes et les psychiatres, des échanges concernant les patients admis, des échanges avec des guérisseurs traditionnels, des actions communautaires de réinsertion des patients améliorés et /ou guéris et la mise en réseau des acteurs du domaine social.

Approche d’apprentissage de l’offre de soins aux malades mentaux par les médecins généralistes.

Par le vocable « médecins généralistes », il faut considérer en Guinée tout médecin ayant terminé son cycle universitaire de 6 ans de cours de médecine, une année de synthèse clinique et une année de mémoire. Tout médecin qui soutient son mémoire a le nom de « médecin généraliste ». Toutefois, depuis quelques années, la faculté de médecine de Conakry a mis en place un diplôme de spécialisation en médecine de famille.  Il s’agit d’un cycle de 4 ans à l’issue duquel un diplôme de médecin de famille est délivré après la soutenance d’un mémoire. Dans le contexte de cet article nous parlons du vocale de « médecins généralistes » tel que pratiqué avant l’instauration de cette nouvelle spécialité. Ils exercent dans les hôpitaux, services de santé de première ligne (centres de santé) publics, privés et parapubliques et dans les cabinets et cliniques privés.

Dans le projet Sa.M.O.A., une collaboration fut scellée entre les psychiatres, psychologues et assistants sociaux du Service de Santé Mentale Bruxellois et les médecins généralistes, infirmiers et travailleurs sociaux des 4 centres de santé guinéen.  Une formation-action a été proposée par les psychiatres en direction de leurs confrères généralistes qui ont accepté de recevoir les malades mentaux qui se sont présentés, mais – au départ – sans compétences avérées pour les soins des personnes atteintes de troubles mentaux, d’habitude référés au seul service de psychiatrie du pays. Le soutien des médecins généralistes guinéens par les psychiatres s’est organisé durant des missions du Nord vers le Sud de 3 à 6 semaines, par des échanges par mail, mais aussi au cours de stage d’observation des généralistes guinéens dans les structures spécialisées du Nord, qui ont eu lieu, entre-autre, dans : des Services de Santé Mentale ambulatoires bruxellois, des hôpitaux psychiatriques, des services sociaux en Belgique et à la Clinique La Borde en France.

Pertinence de l’offre de soins en santé mentale par les généralistes en pratique ambulatoire.

Nous présentons dans cette rubrique quelques résultats cliniques issus de la pratique des médecins généralistes exerçant en Guinée. Parmi les patients présentant une pathologie mentale admis dans les 4 centres de santé depuis l’intégration de l’offre de soins en santé mentale, les médecins généralistes guinéens ont diagnostiqué plusieurs catégories de pathologies qualifiées par les familles et la communauté de « folie ».

Tableau 1 : Situation des problèmes de santé mentale dans 4 centres de santé de Guinée (1er janvier 2012 au 31 décembre 2017)

Principaux problèmes de santé mentale répertoriés Nombre de cas par centres de santé Pourcentage
Hafia Moriady Tata 1 Timbi Total
Schizophrénie, troubles schizotypiques et autres troubles délirants     680       369       718         75    1 842      35%
Troubles de l’humeur [affectifs]     294       274       237           9       814      16%
Troubles névrotiques, liés au stress et somatoformes     135         57       221           4       417        8%
Troubles neurologiques et retard psychomoteur
                                                                            Epilepsies     597       424       421         65    1 507      29%
                                                                            Démence       84         57         55           9       205        4%
                                                                            Retard psychomoteur       39         28         20           4         91        2%
Divers*
                                                                           Autres     115         58       102         13       288        6%
                                                                           Situations sociales difficiles       14         53          2           2         71        1%
Total  1 958     1 320    1 776       181    5 235    100%

*regroupent les troubles mentaux d’origine organique, trouble du comportement et émotionnel survenu dans l’enfance et l’adolescence, troubles mentaux et comportementaux dus à l’utilisation d’une substance psycho active

Collaboration avec les guérisseurs traditionnels

Durant ces 18 années (2000-2018) de pratique de soins de santé mentale, les médecins généralistes des 4 centres de santé ont visité des guérisseurs traditionnels dans les 4 régions naturelles que compose la Guinée. Chaque région est caractérisée par des particularités linguistiques et culturelles. En Guinée forestière (l’une des 4 régions), les guérisseurs traditionnels spécialisés en santé mentale sont les plus nombreux et accueillent plus de patients. Ils traitent ceux-ci avec des plantes médicinales, de la terre et certains secrets de la « forêt sacrée ». C’est dans cette région que l’on rencontre le plus d’animistes.

La Haute Guinée, la Moyenne Guinée et la Basse Guinée regorgent de guérisseurs qui utilisent des recettes diverses : plantes, talismans issus de l’écriture coranique, et plusieurs autres pratiques occultes, notamment dans les préfectures de Gaoual, Koundara et Boké (basse Guinée). C’est dans ces régions que l’on rencontre également des charlatans avec des pratiques peu orthodoxes.

Au cours des rencontres avec les guérisseurs traditionnels, des relations de confiance se sont parfois tissées avec certains d’entre eux permettant des références réciproques de patients. Mais il est vrai que ces rencontres étaient souvent de courte durée, pour diverses raisons dont celle-ci sans doute : les guérisseurs restent réservés sur leur pratique, craignant que d’en dire trop, ils en perdraient leur notoriété. Trop dire serait peut-être en effet pour ceux-ci prendre le risque de livrer les secrets dont ils tirent leur autorité auprès des patients et de leur famille.


Les médecins généralistes ont pu tirer certains avantages pour leurs patients, notamment l’accès aux médicaments et l’accompagnement psycho-social. En outre, les informations recueillies auprès des guérisseurs traditionnels indiquent que « certains médecins utilisent en plus de leur savoir scientifique certains conseils et versets reçus de guérisseurs », informations confirmées par certains médecins généralistes et réfutées par d’autres.

L’un des atouts des guérisseurs traditionnels, selon les médecins, est le temps et la disponibilité qu’ils accordent à la compréhension des problèmes du malade et de sa maladie, contrairement à d’autres médecins confrontés à un grand nombre de patients reçus en consultation et souffrant de pathologies diverses.

Les guérisseurs traditionnels jouent un grand rôle dans l’accueil, le traitement et l’internement des patients souffrant de troubles mentaux, même si leur succès thérapeutique n’est pas démontré pour toutes les pathologies mentales. Ils ont une place importante et incontournable dans l’offre de soins de santé mentale en Guinée. Cette position fait d’eux l’unique recours de soins pour les patients. Dans certaines villes de l’intérieur du pays, nous avons constaté que les services de santé eux-mêmes déléguaient la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux aux seuls guérisseurs traditionnels. Des pistes de compréhension de ce phénomène méritent d’être soulevées.

Conclusion

Si la folie est toujours sujet de stigmatisation, sa prise en charge confiée aux spécialistes ne peut être efficace que s’il y a des ressources humaines suffisantes, des infrastructures adéquates, des moyens disponibles, souvent marginaux dans les pays en développement. L’implication des médecins généralistes, leur ouverture à d’autres soignants comme les guérisseurs traditionnels peut contribuer à l’accès aux soins des personnes atteintes de troubles mentaux.

Abdoulaye Sow

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