Lettre trimestrielle Santé Mentale 7

Octobre 2019

Cher lecteur,
la Newsletter 6 et son schéma 1234 ne sont pas restés sans réponse, m’invitant à poursuivre notre réflexion. L’enjeu est d’importance. La distinction que je propose entre pluridisciplinarité et multidimensionnalité a des conséquences très concrètes. Avons-nous – option pluridisciplinaire – à « spécialiser » les intervenants en distinguant : ceux qui diagnostiquent les « maladies mentales » et prescrivent des psychotropes, ceux qui écoutent le patient et ceux qui agissent au sein des familles et des villages, à l’instar du trinôme occidental : médecin, psychologue et assistant social, qui lui-même reprend le tripode bio-psycho-social de l’OMS ? Ou avons-nous – option multidimensionnelle – à demander à chaque soignant, quelle que soit sa formation de base, d’intégrer les différentes dimensions de notre humanité ? Et pourquoi ?
En médecine organique, les choses sont claires. Imaginons qu’un célèbre footballeur anversois jouant au sein de l’équipe de Manchester United soit victime lors d’un match particulièrement musclé d’un choc terrible sur le tibia. Il est évacué par des secouristes (1), transporté par des ambulanciers (2) dans l’hôpital de plus proche. Un urgentiste (3) l’envoie confirmer la fracture auprès d’un radiologue (4). L’orthopédiste (5) de garde est appelé, de même que l’anesthésiste (6). Une prise de sang préopératoire est validée par le biologiste (6). Un interniste (7) confirme son bon état de santé avant l’intervention, qui, etc, etc… Sans oublier l’entraineur, les supporters, les journalistes, les assureurs, les avocats et les argentiers qui se pencheront sur le tibia de Romelu. Chacun mobilisera ses compétences propres, aucun ne prétendant les posséder toutes. « Tous pour Un » dirait d’Artagnan !
Qu’en est-il concernant les maladies mentales ?  Ecoutons ce patient et son papa dont le Docteur Siaka Sangaré, coordinateur FMG, a noté les propos.
Récit du père du patient : « il était en douzième année. Et puis il a déserté pour s’adonner aux stupéfiants. Et voilà maintenant les conséquences. Il ne fait qu’insulter, il menace des gens, il a beaucoup de troubles, il fugue un peu partout, il se promène inutilement, il a complètement changé. On l’a amené à Donka (l’unique service de psychiatrie du pays, celui de l’hôpital Donka à Conakry). Nous avons commencé le traitement. Nous avons compris vite qu’il était très nonchalant et il avait vite pris du poids. Nous avons décidé d’arrêter le traitement. C’était très inquiétant pour nous. Soudain, nous avons pris l’initiative de voir les guérisseurs traditionnels. Dès que cela fut fait, j’ai compris qu’il était plus anxieux et plus perdu. Après quelque temps, il avait commencé à se retrouver, mais cela fait maintenant à peu près 6 ans que je cherche des médicaments pour lui ».
Récit du patient : « La troisième femme qu’il a épousée, cela répercute sur moi beaucoup. Je sais que je suis malade : mon esprit est dérangé selon le docteur de Donka. Moi je sais que mon esprit n’est pas dérangé. Les médicaments m’ont aidé pour ne pas être dans la rue. Je sais que dans ma tête, il y a des mauvaises pensées. La vie passe comme si moi je ne la vis pas. Je buvais de l’alcool et je prenais de la drogue, mais comme j’ai eu des troubles en 2010 quand mon cousin m’a donné une drogue trop forte, j’ai constaté comme j’étais absent dans le monde. Je veux travailler mais les gens pensent que je suis malade, que je suis fou. Je voudrais me suicider mais je me suis rendu compte que c’était pas une bonne idée pour le moment. Je me demande des fois si j’ai des pieds, je me demande si j’ai une tête. Non, j’ai pas de tête. Ce n’est pas mon corps qui est malade, c’est mon esprit qui est malade. Je suis désespéré, la vie passe devant moi ».
De qualifier le mal dont souffre ce patient de syndrome de Cotard, forme grave de mélancolie, n’est peut-être pas faux. Reconnaissons cependant que ce mal, cet évènement qui mobilise ce patient et sa famille, ce qu’il appelle lui-même sa « maladie de l’esprit », interpelle toutes les dimensions de notre humanité.

Les dimensions morales, familiales, historiques, sociales, culturelles, traditionnelles, médicales, personnelles sont toutes interpellés dans ces témoignages. Mais toutes ces dimensions ne le sont pas pour leurs compétences, leurs spécificités, leur savoir-faire face au dit évènement. La folie n’est pas ce qui définit l’ordre moral, social, familial, culturel, religieux.
« Pluridisciplinaire » signifie que chaque discipline donne une place à l’évènement (la fracture) selon sa spécificité. L’évènement est adéquat, en cohérence avec plusieurs disciplines qui répondent chacune de façon particulière. Position du mousquetaire, indispensable en médecine organique.
« Multidimensionnel » signifie qu’un évènement (la folie) traverse toutes les dimensions de notre humanité en en faisant vibrer les harmoniques de façon propre à chacune, sans pour autant appartenir à aucune. Ainsi, la folie mobilise ce que ces différentes dimensions ont en commun mais qui ne les définit pas pour autant. L’essentiel est ceci : l’évènement n’existe que compte tenu de l’ensemble des dimensions qu’il mobilise, ce qui nécessite non une addition (de symptômes) mais un parcours. Le rapport dynamique d’un élément à l’autre (que le parcours réalise) est plus important que l’objet (la « maladie ») qui les rassemble.

Le schéma 1234 n’est pas centré sur le symptôme. Il n’est pas centré sur le patient. Le schéma 1234 – regardez-le – est centré sur un vide. Ce vide est la condition nécessaire et suffisante à la circulation de la parole[1]. Cette circulation est l’acte diagnostique d’une « maladie mentale » qui se découvre alors être un évènement historique qui mobilise toutes les dimensions de la vie d’un patient et de son entourage. Faire un « arrêt sur image » (poser un diagnostic) est nécessaire parfois mais ne doit pas faire oublier qu’il ne s’agit que d’une mise en suspens d’un parcours de vie qui ne s’identifie pas à l’évolution d’une maladie. Négliger cet aspect dynamique de la maladie mentale est priver celle-ci de toute adresse. Plus personne alors ne l’habite et elle ne parle plus à personne. Reste une dépouille. Ces propos rejoignent l’avis émis en juin 2019 par le CSS (Conseil Supérieur de la Santé) belge concernant l’utilisation des classifications internationales (DSM V et CIM 11)[2] dont est issu le mhGAP. L’option dimensionnelle prévaut clairement sur l’option catégorielle.  Je ne peux ici que vous encourager à le lire attentivement dans son entièreté.

En 1925, un des principaux fondateurs de l’anthropologie sociale, Marcel Mauss, publiait son « Essai sur le don ». Il y qualifie le don de « Fait Social Total [3] » parce « qu’il mobilise la totalité de la société ». « Nous avons vu, dit-il, des sociétés à l’état dynamique ou physiologique. Nous ne les avons pas étudiées comme si elles étaient figées, dans un état statique ou plutôt cadavérique (…) C’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l’essentiel, le mouvement du tout, (c’est nous qui soulignons), l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui ». Et un peu plus loin : « Les psychopathologistes devraient étudier le comportement d’êtres totaux et non divisés en facultés » ( ! ). Que proposons-nous d’autre dans une approche multidimensionnelle, dynamique, telle qu’y invite le schéma 1234 ? Aurions-nous à approfondir cette analogie entre le don et la maladie mentale comme Faits Sociaux Totaux ? Est-ce la raison pour laquelle il a été dit qu’intégrer les soins aux malades mentaux dans un centre de santé améliorait la qualité des soins en général ? Le Dr Abdoulaye Sow, directeur de FMG, s’attèle à assoir quantitativement cet énoncé. Il vous en parlera lui-même. Quant’ à moi, je me proposerai de poursuivre cette question dans la Newsletter 8 qui sera diffusée après la prochaine mission Santé Mentale du projet FMG-Memisa en Guinée (novembre/décembre 2019).
                                                                                                                                      Michel Dewez


[1] Je parlais de « suspension du jugement » dans la première Newsletter.

[2] https://www.health.belgium.be/sites/default/files/uploads/fields/fpshealth_theme_file/css_9360_dsm5.pdf

[3]  Marcel Mauss Essai sur le don PUF quadrige p 234-237.

Michel Dewez

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