Lettre trimestrielle Santé Mentale 4

Janvier 2019

Cher lecteur,

De retour de la troisième mission du voletSanté Mentale du projetFMG-Mémisa qui a eut lieu en Guinée du 19 novembre au 15 décembre 2018, je reprends avec vous le dialogue, fort des expériences nouvelles que celle-ci a permises. Au terme de la troisième Newsletter, je vous proposais cette question : Sila psychiatrie est une pratique de la rencontre avec la folie, qu’est donc une maladie mentale si elle ne peut se définir qu’à partir de discours (…) qui lui sont étrangers ?
Pour avancer, partons, si vous le voulez-bien, de ce que la clinique guinéenne nous offre de découvertes. 
Premier constat : lors des consultations, tous les patients, sans exception, nous sont présentés par un membre de la famille. Il est l’ambassadeur, le porte-parole. Mais de qui porte t’il la parole ? Du patient ? Pas sûr. De la famille ? Peut-être. De la communauté ? Sans doute. Et que nous dit-il ? Les mots, lourds de sens, tombent comme des sentences : comportements bizarres, insultes, insolence, menaces, bagarres, agitation, ne dort pas la nuit, fait des crises, ne dit plus ses prières, ne se lave plus, fugue, frappe, rentre dans le cimetière, déserte pour s’adonner aux stupéfiants, se promène inutilement, etc. Le verdict est précis : la maladie est trouble de la bienséance, de la politesse, des pratiques religieuses, autant de règles dont la famille se porte garant face à la communauté. Le patient est hors normes. Hors normes sociales, morales, religieuses. Pour la famille, la maladie mentale est ce que produit la lecture de la folie par l’ordre social, moral, religieux qui régissent le « vivre ensemble ».
Second constat : tous les patients (oui ! tous !), avant de venir nous consulter, ont rencontré un guérisseur. Et c’est l’échec de cette initiative qui pousse les familles aux portes du centre de santé. 
Ces guérisseurs, que leur ont ‘il dit ? Nous avons été leur demander. Et ils nous ont répondu. Ils nous ont dit, tous, qu’existe un « ordre du monde » dont font partie des forces hostiles. Méchantes, fourbes, trompeuses. Les uns les appellent : « causes invisibles », les autres le plus souvent : « diables ». Omniprésents, ils interfèrent parfois avec notre quotidien pour diverses raisons, sèment le désordre et portent avec eux malheurs et folie. Les récits des guérisseurs, dont les thèses autant que les pratiques sont loin d’être homogènes, peuvent être très élaborées. Mais tous font de la guérison un combat. 
Un rapport de force entre le guérisseur et la cause du mal. Un combat parfois dangereux. 
Par exemple : nous avions rencontré en 2002 un guérisseur dans le village de Niagara, près de Timbo, la capitale du Fouta théocratique. Il résidait dans une bananeraie, non loin d’un marigot, avec femmes, enfants et patients. Nous avions passé la journée à échanger au sujet de nos pratiques. Avant que je ne le quitte, il m’avait offert un dessin mêlant les formes d’un fruit exotique avec un texte en caractères arabes dont le graphisme évoquait les calligrammes d’Apollinaire et qui se terminait au creux d’un ombilic par ces mots جن باب le qualifiant. J’ai accroché ce dessin au mur de mon bureau de consultation. Il y a peu, souhaitant retrouver notre confrère pour poursuivre nos échanges, nous y sommes retournés. Nous avons été reçus par son frère, installé à quelque 2 km du lieu où travaillait celui que nous espérions revoir. Ce frère, également guérisseur comme leur père à tous deux, me parla du premier non sans tremblement dans la voix. Il était mort deux ans plus tôt après avoir perdu une de ses épouses et plusieurs de ses enfants. Aux dires de mon interlocuteur, il avait été imprudent, défiant avec trop d’arrogance les forces du mal qui se sont retournées contre lui. Et lorsque je lui ai dit que j’avais accroché au mur de mon bureau un de ses dessins, il me répondit : « ça, je n’aurais pas osé ».
Devrais-je vous dire, rapportant ces propos à mes collègues médecins guinéens, ce que j’ai reçu de ceux-ci en guise de réponse alors que je leur propose de recevoir dans leur centre de santé des malades mentaux ? La question est pourtant incontournable.
Un autre guérisseur fut plus direct : rencontré à Labé, non loin de la piste de l’aéroport désaffecté. Une pièce quasi vide d’une maison sombre aux murs de ciment. Quelques tapis, un assistant, deux ou trois tabourets. D’abord, nous discourons. Puis nous parlons. Enfin nous discutons. Il faut prendre le temps. La curiosité s’installe, la confiance ouvre les oreilles et délie les langues. Puis, sans crier gare, il m’interpelle : est-ce que tu crois aux diables ? Deux fois il me le demande, appuyées de son regard perçant. Sa question m’oblige. Je lui réponds : je pense que le mal est inscrit au cœur de l’homme. Il ne refuse pas ma réponse, et je lui propose ceci : lorsque tu diras « diable », je dirai « mauvaise pensée ». Et nous nous essayons. La suite de ce télescopage spatiotemporel fut étonnante. Entre la question du guérisseur digne de celle du Grand Inquisiteur tout droit sorti du « Malleus Maleficarum1 » et ma réponse, freudienne2, un dialogue s’est ouvert que je n’oserais dire œcuménique.
Mais la pluridisciplinarité a bien des visages et d’autres discours encore peuvent en Guinée éclairer la folie pour en produire un objet : La religion, par exemple. Dr X3. :« Un cas de crises épileptiformes non rapprochées selon la description du papa chez un enfant, A…, 5 ans, qui a fait plus de 6 mois sans faire de crise sous versets coraniques que son papa récite sur lui souvent et que nous avons conseillé de continuer ».Ou la sorcellerie : Dr Y : « Un cas de trouble du comportement à type de sensation de mauvaise odeur dans une maison particulière chez une patiente de 86 ans, qui accuse un inconnu d’être à la base de cette situation à travers la sorcellerie. Nous avons suggéré à ce qu’elle déménage chez sa deuxième qui vit dans un autre village où elle ne sent rien, ne serait-ce que pour deux mois, le temps de désorceler la maison, et un conseil aux deux filles de la faire changer de localité fréquemment ».
Quel intérêt, me direz-vous, à ces récits… anecdotiques ? De pouvoir avancer ceci : si ce que nous disent les familles guinéennes des troubles d’un de leurs membres est ce qu’ils appellent « maladie mentale » ; si ce que nous disent les guérisseurs des troubles de leur patient est ce qu’ils appellent « maladie mentale », etc ; Alors, ce que nous appelons « maladie mentale » est ce que produit la lecture de la folie par notre discours médical. Mais là, il y a un problème : celui-ci, redoutablement efficace concernant les maladies du corps, s’est construit au départ d’une méthode (anatomoclinique) et d’un objet (la maladie organique) qui restent absolument étrangers à la folie, alors que c’est l’expérience de la rencontre avec celle-ci qui fait la psychiatrie. Alors… 
Alors, soyons précis. Premièrement : la psychiatrie occidentale n’est pas une alternative aux discours qui éclairent aujourd’hui la folie en Guinée. Ce qui nous oblige – pour rendre opératoire ce qui survit en Guinée de notre savoir-faire occidental – à inventer au fur et à mesure de nos rencontres et découvertes, et donc à créer des outils méthodologiques nouveaux dont la mise en application de deux d’entre eux a débuté au cours de cette mission. Deuxièmement : de cette folie, que pouvons-nous en dire, hormis le fait – d’évidence, et à la différence des maladies organiques – qu’elle est le privilège exclusif de notre humanité ? Et qui d’autre, sinon le principal intéressé (le patient), pourra nous en apprendre ?

Michel Dewez

1H. Institoris, J. Sprenger « Malleus Maleficarum»1486. Traduction française aux éditions Jérôme Million, 2005. 

2S. Freud « Une névrose diabolique au XVII° siècle »Œuvres complètes, volume XVI, PUF, p218.

3Extraits d’échanges écrits avec les Dr X et Y, médecins généralistes de centres de santé de FMG.

Michel Dewez

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