Lettre trimestrielle Santé Mentale 1

Avril 2018

Cher lecteur,

A la proposition du Professeur Bart Criel de vous permettre d’être du voyage, je ne pouvais que répondre favorablement. En effet, le Professeur Bart Criel et ses collègues de l’IMT font partie de ceux qui virent naître et accompagnèrent dès les premières années le projet Sa.M.O.A. qui, aujourd’hui, est devenu le volet « santé mentale » du soutien qu’apporte l’ONG belge Mémisa à l’ONG guinéenne FMG (Fraternité Médicale Guinée) en Guinée Conakry, et ce grâce à la Coopération Technique Belge. Le Professeur Criel fut parmi les premiers en Europe. En Guinée, le Docteur Abdoulaye Sow en fait partie également, comme le sont les membres de FMG rencontrés à la fin du siècle dernier. 


Cette newsletter se voudra carnet de bord de ce voyage, voyage dans l’espace entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest, mais voyage aussi dans le temps. Le navire a hissé les voiles au début du XXIesiècle, mais non sans histoire, non sans préparatifs, et non sans point de départ. 
Peut-être cette première Newsletter m’obligera-t-elle à ressortir mes notes et à retrouver les coordonnées qu’avaient fixés les instruments de navigation juste avant de prendre le large.

Le service de Santé Mentale « La Gerbe » est installé dans la commune bruxelloise de Schaerbeek depuis le début des années 70. Une vingtaine de professionnels avaient pour mission de répondre aux demandes en matière de « santé mentale » des habitants de cette commune d’environ 100.000 habitants d’origines géographiques très différentes. Nous travaillions dans un espace de proximité, ouvert, et dans la continuité dans le temps. Notre première préoccupation fut – autant que possible – de ne pas isoler les patients de leur contexte de vie.


Le champ était vaste, les demandes des plus variées et les réponses… à trouver. Nous formions ce qu’il est convenu d’appeler une équipe « pluridisciplinaire » : assistantes sociales, psychologues, médecins psychiatres, etc., une équipe aux compétences diverses, censées correspondre le plus justement possible au modèle bio-psycho-social de la maladie mentale. Ce référentiel dont l’origine remonte peut-être à la fin des années 19701résonne en contrepoint à la définition de la santé proposée par l’OMS en préambule à sa constitution en 1946 : « Un état de complet bien-être physique, mental et social » (bigre !!!). D’un autre référentiel nous arrivaient déjà d’outre-Atlantique les premières bourrasques : un modèle binaire celui-là, qui opposera en les excluant mutuellement « Captain Brain » à « Mister Mind »2.

Voilà donc, d’emblée, posée la question : ce que nous apprend la maladie mentale sur elle-même et donc sur les réponses à lui apporter est-il en rapport avec le contexte de son émergence autant qu’avec le dispositif institutionnel qui la reçoit ? Et si c’est le cas, ce dispositif est-il, lui, représentatif d’une certaine conception, d’une certaine idéologie, d’un système de pensée3concernant la maladie mentale et ses origines ? Et le corollaire de cette question est : en quoi l’idéologie – le plus souvent implicite – qui soutient l’institution soignante et son organisation influe-t-elle sur la maladie mentale, sur ce qu’elle est, sur son présent mais aussi – et surtout – sur son avenir ?

Existeraient donc des liens de causalité complexes entre conception de la maladie mentale par les soignants (hypothèse biopsychosociale, neurosciences versus psychanalyse, etc.), pluridisciplinarité, organisation institutionnelle, contexte socioculturel et demande d’aide ou de soins. Et les choses se compliquent lorsque l’on tient compte de ce que la demande de soin n’émane pas toujours, loin de là, du patient lui-même mais d’un tiers : conjoint, membre de sa famille, voisin, médecin traitant, service social, instituteur, policier de quartier, avocat, juge de la jeunesse, etc., etc. Le plus simple eût été pour nous de nous faire fonctionnaires de nos savoirs respectifs. Le médecin s’en serait référé au savoir médical, le psychologue au savoir de la psychologie, et ainsi de suite pour chaque professionnel. Mais, très vite, la complexité des situations nous obligea à refuser cette facilité, parce que les réponses proposées se révélaient inappropriées, même si elles paraissaient pertinentes au regard de tel ou tel de ces savoirs constitués. Qu’un schizophrène vienne demander à manger, c’est à manger qu’il s’agit de lui donner, et pas nécessairement des neuroleptiques, quand bien même est-ce au psychiatre qu’il aura formulé cette demande. 


C’est alors qu’un premier retournement s’est opéré. Pour éviter que chaque professionnel ne tire à lui la couverture avec laquelle le patient pansait ses plaies les plus intimes, il nous fallait mettre nos savoirs respectifs en suspens et partir non de ce que nous savions, demandant au patient de nous y rejoindre, mais partir de ce que disait le patient, et l’y rejoindre. Et nous devions alors adapter le dispositif institutionnel de façon à ce que ce retournement puisse s’opérer. Chacun d’entre nous restait référent de son savoir, qui pouvait être activé à tout moment, autant à la demande du patient qu’à la demande de ses collègues, mais ce savoir n’était plus ce à quoi il s’agissait de se référer. Pour chacun de nous, cette pratique de l’« épochè »4 faisait de notre savoir singulier un instrument de la rencontre. Mais c’est elle, la rencontre, qui en devenait le but. Et la « maladie mentale » devenait alors un des paramètres de cette rencontre, un parmi d’autres, dont il s’agissait de décrypter les coordonnées dans cet espace relationnel. Dans cet exercice, ce n’étaient plus les professionnels qui, de leur point de vue, éclairaient chacun une face de la problématique du patient, mais chaque professionnel qui découvrait la richesse et la complexité de ce qui soutenait la démarche du patient. A la pluridisciplinarité de l’équipe soignante, faisait place pour chaque soignant la multidimensionnalité de la démarche du patient et de sa douleur de vivre.


Ce retournement a ouvert de nouveaux champs, dont celui, particulièrement riche, du contexte socioculturel et religieux de ces patients venant – ou dont les parents venaient – de pays subméditerranéens. Le contexte (familial, social, culturel, religieux…) n’était plus simplement le paysage dans lequel évoluait le patient et son symptôme mais participait à son élaboration. Le patient puisait dans le contexte social, culturel et religieux de son origine le vocabulaire avec lequel son symptôme s’exprimait. 


Dans les années 90, de multiples rencontres eurent lieu entre des membres de l’équipe de « La Gerbe » et des équipes de pays du Sud (Maroc, Tchad, Sénégal, Rwanda, Bénin…).
La rencontre avec les membres de FMG à Conakry, dont faisait déjà partie à cette époque le Dr Abdoulaye Sow, date de l’été 1998. C’est à cette occasion que le projet Sa.M.O.A. a trouvé ses partenaires, dont l’objectif était d’intégrer les soins aux malades mentaux au sein de trois centres de santé de première ligne à Conakry.

Un nouveau chapitre s’ouvrait, une nouvelle page allait s’y écrire.

Michel Dewez

1 Maryse Siksou, « Georges Libman Engel (1913-1999) : Le modèle biopsychosocial et la critique du réductionnisme biomédical », Le Journal Des Psychologues, 2008/7 (N° 260), pp. 52-55.

2 Michel Minard, « Captain Brain versus Mister Mind. Une histoire américaine », L’Evolution Psychiatrique, Vol. 82, Issue 1, January-March 2017, pp.39-62.

3 Jean Louis Feys, « Quel système pour quelle psychiatrie ? »,PUF, 2014.

4« Épochè » est un mot grec qui signifie « arrêt, interruption, cessation ». En philosophie, ce terme désigne la suspension du jugement.

Michel Dewez

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