Décembre 2019
Cher lecteur,
La mission Santé Mentale du projet FMG-Mémisa programmée en novembre/décembre 2019 a été reportée pour diverses raisons, dont certaines liées à la politique intérieure de la République de Guinée, mais les échanges épistolaires se sont poursuivis. Je voudrais revenir et développer quelque peu la question, fréquemment posée, desdites « différences culturelles » à partir de situations qui représentaient près d’un tiers des consultations de la première mission de 2017.
Les parents [1]nous
présentent leur fille, qui « fait des crises ». Elles sont adolescentes, élèves assidues,
obéissantes, et, hormis ces « crises », ne présentent aucun symptôme
ou signe évoquant la présence d’une pathologie mentale. De ces « crises »,
les parents savent peu dire quant ’au contexte de leur apparition. Elles
surviennent, et se manifestent le plus souvent par une chute, sans prodrome,
suivie d’un moment d’inconscience. Rien n’évoque une origine cérébrale,
comitiale par exemple[2].
Nous pourrions dire : ces jeunes filles se pâment. Mais devant qui ou
devant quoi ? Mais devant un diable, pardi ! Et une fois seules [3],
elles parlent de ce diable amoureux, tentateur, qui leur apparaît. Lorsque les crises
arrivent en classe. Elles se propagent alors de l’une à l’autre sur le mode de
la troisième identification freudienne[4].
Le phénomène est fréquent, et peut aboutir à la fermeture momentanée de la
classe ou parfois même du collège, ou au sacrifice d’un bœuf à l’occasion d’une
cérémonie religieuse.
Depuis quelques années, les médecins guinéens de FMG, refusant renvoyer ces
jeunes filles et leur famille en difficulté aux thérapeutes traditionnels
avaient spontanément « bricolé » (au sens noble du terme) une
procédure de soin qu’ils ont nommé la « stratégie bécobo », et dont
l’analyse est des plus intéressante.
Le docteur G (médecin généraliste guinéen de FMG) nous donne quelques
indications :
Après avoir reçu la famille et la patiente, le docteur G la reçoit seule. Lors de cet entretien confidentiel, contrat est passé entre lui et
la patiente.
Le médecin à la patiente : « On (nous médecins) connait cet homme (le diable). Il n’ose pas les médecins. C’est un homme trop seul, il profite de vous ».
Un secret vient alors sceller la relation entre la patiente et le médecin dont le contenu est le suivant :
– Ne pas révéler le pacte (noué entre le médecin et la patiente).
– Ne pas avoir peur.
– Prendre un médicament appelé « becobo », d’où le nom de ladite stratégie. « Becobo » est un néologisme. Sur le plan pharmacologique, c’est un complexe vitaminique. Nous parlerions de placebo.
Se réalise ensuite un transfert de pouvoir de la paume de la main gauche du médecin à la paume de la main gauche de la patiente. Contact physique inspiré. La patiente aura à exposer cette même paume au diable lorsqu’il se manifestera. Le médecin dira également rester présent (en pensée) derrière la patiente lorsqu’elle profèrera dans sa langue son « vade retro satanas », bras tendu et paume de la main brandie face au diable, pour lui faire arrêt.
Lors d’entretiens ultérieurs[5], le Dr G. questionne la patiente :
– « Ce monsieur, il ne vient plus vers toi ? »
– « Non, ça fait longtemps il ne vient plus ! » répond-elle selon son témoignage.
Le Dr G. me précise en aparté[6] : « Depuis que j’ai commencé ici ces stratégies, il ne vient plus. Je dis aux filles : tu vois j’ai pris la place du monsieur. Le plus souvent lorsque tu pousses vers la sexualité, mariage et autres, là, c’est des filles qui se sentent à l’aise ; je ne leur laisse pas le temps de rester seules parce qu’elles sont capables de tout, j’ai peur qu’elles m’accusent de tentative de viol dans une salle isolée. Là, quand je les vois seules, le plus souvent, y a quelqu’un au dehors, les parents ne sont pas aussi éloignés et je cherche toujours à ce que notre discussion soit centrée sur la situation même si parfois elles ont tendance à… lorsqu’elles veulent sortir, déborder… c’est des filles parfois lorsqu’elles te trouvent jeune, elles s’intéressent : vous êtes marié ? Et autres. Je ramène toujours la conversation sur elles. Si vous êtes seul, elles disent : le monsieur, là, il veut coucher avec moi !
Devant les parents, elles ne le disent pas (qu’il s’agit d’un diable tentateur). Il y a beaucoup de filles qui se limitent à dire : je fais des crises. Ou elles disent : je vois quelqu’un ou un monstre. Et si vous êtes seuls, elles vont te dire : c’est un garçon, il est comme ça, il me plait, on a scellé un pacte de mariage, donné une bague, il m’a proposé ça et ça comme dote. Dans la majorité des cas, la famille n’est pas informée de ce que la fille voit. Mon constat, c’est que les parents ne savent même pas que c’est lié à la sexualité. Le problème ici en Afrique c’est que tout ce qu’on n’arrive pas à expliquer avec logique, on cherche à rapporter ça aux diables parce qu’on ne trouve pas d’explication.
Et l’explication sexuelle[7] ?
Non, l’explication sexuelle, on n’en fait pas cas. Ils (les parents) ne pensent même pas à ça.
Sur
ce dernier point, je serais plus prudent que le docteur G. Je dirais plutôt que
le silence des familles (sur la dimension sexuelle de ces crises) respecte la
dimension de compromis qui définit le symptôme « psychique ».
Contrairement aux maladies physiques, où le symptôme est signe (d’un
dérèglement par exemple), en médecine « mentale » le symptôme est
éloquent. Les névroses sont des maladies qui parlent, même si celui ou celle
qui en souffre ignore peu ou prou ce qu’elles disent. Les névroses sont des
maladies qui parlent, mais à mi-mots, et pas toujours dans la langue du
patient, et la traduction doit de faire avec la plus grande prudence.
Dans l’exemple qui précède, le symptôme est clairement un compromis. Entre
ces désirs de jeunes filles, inavouables peut-être, mais pourtant partageables avec
d’autres à certaines conditions ; une société villageoise traditionnelle
répressive et ses lois coutumières ; et un corps adolescent qui change.
L’équilibre instable qui s’établit entre ces dimensions hétérogènes (c’est
pourquoi je parle de multidimensionnalité) et parfois inconciliables produit le
symptôme « psychique » qui n’est pas un désordre naturel mais un
compromis entre des forces contradictoires, sans disqualifications possibles.
Par contre de
vouloir répondre d’autorité à la question que posent ces jeunes filles (la
question de la sexualité féminine) à travers leur symptôme (les
« crises »), le docteur G ne risque peut-être pas le même sort que
celui réservé à l’abbé Urbain Grandier, mort sur
le bûcher le 18 août 1634 à Loudun[8], mais à quand
l’apparition chez une de ces jeunes filles des ravages d’une érotomanie devenue incontrôlable
?
Reprenons notre question initiale.
Dans les années 70, le docteur Jacques Lacan, psychiatre et psychanalyste français, élabore une théorie des discours, qui se révèle d’une redoutable efficacité dans des contextes tels que ceux qui évoqués plus haut pour éviter le piège du sens, tiraillé entre le Charybde du psychologisme et le Scylla du culturalisme. Cette théorie reste malheureusement peu connue du monde anglo-saxon et, à ma connaissance, inutilisée par celui-ci. Lacan isole au départ de son expérience clinique – ce qui lui donne toute son assise – quatre déterminants structuraux dont l’articulation ordonnée fonde le discours psychanalytique, original. Le discours psychanalytique n’est pas « ce que dit la psychanalyse » sur tel ou tel sujet. Ce ne sont pas non plus les paroles individuelles prononcées entre divan et fauteuil. Le discours psychanalytique est la configuration suffisante de quatre termes et la logique nécessaire à leur articulation pour que l’acte analytique se réalise et mobilise le symptôme. Déplaçant ensuite ces mêmes déterminants dans ce que d’aucuns appelleraient peut-être aujourd’hui un algorithme et qu’il nommait un mathème, Lacan en déduit la structure de trois autres discours qui fondent le lien social.
Les quatre déterminants isolés par Lacan et articulés dans les quatre discours sont : le corps, l’individu, le symptôme, le langage. Ces quatre termes demandent à être précisés : « le corps » est celui-là même qui est mobilisé par la dynamique pulsionnelle (c’est le corps qui se pâme devant le diable, au mépris des lois de la physiologie). L’ « individu » est ce qui le représente en tant que singulier. « Le symptôme » est le symptôme psychique tel que distingué plus haut, divisant celui ou celle qu’il possède. Et le « langage » est l’ensemble des mondes sociaux, culturels, linguistiques, religieux et leurs savoirs respectifs, véhiculés et articulés par celui-ci et dans lequel le petit d’homme est plongé dès avant sa naissance.
Je
ne suis pas plus lacanien que les parents qui vaccinent leur enfant ne sont
pasteuriens. Mais il faut reconnaitre que la théorie des discours de Lacan
permet non seulement d’éviter le piège du sens, mais aussi de dépasser
l’opposition peu contributive entre psychologie individuelle et psychologie
collective. Elle permet également de rendre compte des conséquences heureuses
ou dévastatrices de la rencontre d’une jeune guinéenne aux prises avec son
symptôme, et d’un médecin qui prétend y répondre en voulant lui faire sa/la
loi. Bien d’autres constats sont possibles, dont celui-ci : nous aurons à
constater que la structure du discours médical occidental est la même que celle
du discours avec lequel opèrent les karamoko du Fouta. Nous constaterons également
que la structure du discours qui préside à la sorcellerie (witchcraft)
est, elle, radicalement différente, que celle-ci soit européenne[9]
ou africaine[10].
Nous reviendrons sur ces sujets.
Michel Dewez
[1] Point 1 du schéma de l’entretien tel que développé dans la NL 6. L’ensemble des lettres trimestrielles sont disponibles sur le site http://www.samoa-afrique.eu
[2] Point 2 du schéma de l’entretien.
[3] Point 3 du schéma de l’entretien.
[4] S. Freud Psychologie collective et analyse du moi PUF 1991 « Œuvres complètes » Vol XVI p 45
[5] Point 4 du schéma de l’entretien qui permet le suivant :
[6] Point 1 du second tour du schéma de l’entretien. Nous constatons que seul le médecin y parvient (et non la famille) selon ses dires.
[7] Il aurait s’agit de l’axe de signification qui aurait pu apparaître traversant les tours répétés des entretiens successifs tel que décrit dans le troisième schéma de la NL 6.
[8] « Sœur Jeanne des Anges » annoté et publié par les docteurs Gabriel LEGUE et GILLES de la TOURETTE. Edition Jerome Million 1985
[9] Jeanne Favret-Saada Désorceler Editions de l’Olivier 2009.
[10] Charles-Henry Pradelles de Latour La dette symbolique EPEL 2014.