Lettre trimestrielle Santé Mentale 3

Octobre 2018

Cher lecteur,

Nous sommes à la veille de la troisième mission en Guinée du projetFMG/Mémisa, qui aura lieu à Conakry et à l’intérieur du pays du 19 novembre au 15 décembre. Cette fois, je ne partirai pas seul. Je serai accompagné les deux premières semaines du Dr Marie Hamonet-Dewez, spécialiste en médecine générale et Maître de Stage des Universités, et de Mariette Feltin, documentariste et intervenante cinéma. Outre la poursuite du travail de formation et de mise en place d’un réseau de soin au niveau primaire destinés aux malades mentaux, cette mission aura également pour objectif la préparation de ce qui deviendra, espérons-nous, un document visuel dont le sujet sera : « la maladie mentale en Guinée aujourd’hui ».

Je vous laissais au terme de notre seconde « Newsletter Santé Mentale » avec un énoncé sur lequel je voudrai revenir. « La maladie mentale est multidimensionnelle parce qu’ainsi l’est notre nature humaine, dont elle est une des expressions »,disais-je. Ce sur quoi je voudrais insister aujourd’hui est ceci : c’est – me semble t’il – de la conception que nous avons de la maladie mentale que dépendra la réponse que nous lui opposerons. Et appelons cette réponse : la psychiatrie.
Si nous croyons que la maladie mentale est la conséquence d’un désordre génétique provoquant un trouble de la migration neuronale et des perturbations des neurotransmetteurs ayant comme conséquence des troubles cognitifs, la réponse sera essentiellement médicale et médicamenteuse, et nous ne pourrons que discréditer ipso facto et sans nuance aucune l’ensemble du réseau de soins traditionnels guinéen dont la démarche sera considérée comme préscientifique.
Si nous croyons que la maladie mentale est la conséquence de traumatismes psychiques précoces et qu’elle trouve son explication dans l’histoire individuelle du patient dont le symptôme est l’expression de sa vérité ignorée, la réponse sera la création d’une psychopathologie guinéenne, outil de travail de futurs psychologues (il n’existe pas de faculté de psychologie en Guinée). 
Si nous croyons que la maladie mentale est la conséquence de troubles graves de la communication entre membres d’une famille, d’un groupe social ou d’une communauté dans un contexte culturel et religieux précis, la réponse sera dans l’analyse fine de ces déterminants systémiques et la formation de travailleurs sociaux attentifs à ces dimensions. 
Et si nous croyions que c’est « un peu de tout », nous rejoindrions la proposition, pluridisciplinaire (mais pas pour autant multidimensionnelle) de l’OMS lorsqu’elle parle de la santé dans ses dimensions bio-psycho-sociales, autant que les tenants d’une médecine holistique.
Mais, me direz-vous, le terme : « croyons » est-il approprié ? La psychiatrie ne se fonde t’elle pas, comme toute pratique médicale, sur un savoir « scientifique » ? Le diabétologue s’appuie sur ce que la science lui apprend du métabolisme du glucose et de l’insuline ! Le cardiologue de la dynamique des fluides ! Le neurologue de la physiologie du système nerveux ! Ce ne serait pas le cas de la psychiatrie ? 
Et bien non : la psychiatrie n’a pas de «science fondamentale » dont elle pourrait se réclamer. 
Parlant de sa naissance : « La psychiatrie ne nait pas comme conséquence d’un nouveau progrès dans la connaissance sur la folie mais des dispositifs disciplinaires dans lesquels s’organise pour lors le régime imposé à la folie 1».
Et, plus proche de nous : les membres de l’APA (American Psychiatry Association) s’étaient promis de rédiger la cinquième version du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders)sur base de biomarqueurs « objectifs » (dosages sanguins, tests génétiques, imagerie cérébrale, etc). 
Ils ont dû se résoudre à publier le DSM V en 2015 sans avoir respecté cet engagement : nulle modification du corps ne s’est révélée être un indicateur « objectif » de la présence de telle ou telle maladie mentale. Si modification il y a, personne ne peut affirmer qu’elle est cause, conséquence ou épiphénomène d’un ensemble de facteurs impliqués dans la dynamique de la maladie. 
La psychiatrie est et reste essentiellement une pratique de la rencontre avec la folie. Une pratique dont l’évolution s’est faite indépendamment de découvertes scientifiques dont elle aurait été la mise en application. Souvenons-nous que les dernières découvertes « scientifiques » qui ont modifié radicalement son exercice datent aujourd’hui de plus de 60 ans et sont issues de champs qui lui sont étrangers : pour la chlorpromazine (Henri Laborit) : de l’hibernation artificielle ; du traitement de la tuberculose (Roland Kuhn découvre les effets antidépresseur de l’imipramine alors que cette molécule était proposée comme antituberculeux) ; ou, pour l’halopéridol, dans le domaine du cyclisme et des pratiques du dopage dans la Flandre des années 502. Si avancées (ou reculs…) il y eut depuis un demi siècle, ils relèvent bien plus de changements idéologiques et donc de changements de discours vis-à-vis de la folie.
La psychiatrie est et reste une pratique de la rencontre avec la folie qui s’appuie sur des discours qui lui sont étrangers, changeants dans le temps et dans l’espace. Ainsi, la pluridisciplinarité ne peut que faire référence aux différents discours – qui le plus souvent se disputent une position hégémonique plutôt qu’ils n’acceptent de cohabiter – contre, tout contre (aurait dit Sacha Guitry) lesquels s’appuie la pratique psychiatrique.
C’est là une des découvertes qu’autorise à un praticien occidental la fréquentation des malades mentaux en Guinée. Mais le regard éloigné qu’il porte alors sur sa pratique en Europe ne permet ces découvertes qu’à condition qu’il se refuse d’importer purement et simplement en Afrique un savoir-faire et ses aprioris issus d’un espace, d’un temps et d’une histoire qui viennent d’ailleurs.
Les conséquences vont cependant bien au-delà. Par exemple, en matière d’enseignement de la psychiatrie : comment enseigner une pratique, un savoir-faire, sans le partager ? Plus proche du compagnonnage que de l’enseignement universitaire, la pratique psychiatrique s’exerce plutôt qu’elle ne s’enseigne. Le Dr Abdoulaye Sow nous a relaté son expérience : il lui fut demandé en 2015 d’évaluer, lors d’un long voyage à l’intérieur du pays, la pertinence de la formation théorique (qui s’appuyait sur le mhGAP de l’OMS) qu’avaient reçue à Conakry des médecins généralistes guinéens. Une fois rentrés dans leur dispensaire, le Dr Sow les y a rencontrés. Il dut bien vite reconnaître que peu (pas un ?) des médecins avait mis en pratique ce que d’aucuns prétendaient être les bases d’un enseignement de la psychiatrie.
Une autre question sera celle-ci : si la psychiatrie est une pratique qui s’appuie contre, tout contre un discours sur la folie qui lui est étranger, qu’est donc ce discours en Guinée ? Je vous conseillerais pour trouver la réponse d’écouter les familles des patients. Vous entendriez alors que c’est bien à un ordre moral et aux discours qui le fonde que la folie s’oppose et s’appuie tout autant aujourd’hui en Guinée. 
Mais alors, si la psychiatrie est une pratique de la rencontre avec la folie, qu’est donc une maladie mentale si elle ne peut se définir qu’à partir de discours contre, tout contre lesquels elle s’oppose et s’appuie tout autant, mais qui lui sont étrangers ?

Dr Michel Dewez

1Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France 1973-1974,Seuil, 4° de couverture.

2Jean-Noël Missa, Naissance de la psychiatrie biologique, Presses Universitaires de France, 2006, p 273-274.

Michel Dewez

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